Entretien
14 mai 2021
Afin d'alimenter la réflexion sur les questions de territorialisation en santé, LISA conduit des entretiens avec un certain nombre de personnalités. Onzième de cette série : Nathalie Latour et Jean-Pierre Couteron.
Nathalie LATOUR
Jean-Pierre COUTERON
Nathalie Latour est déléguée générale de la Fédération Addiction. Jean-Pierre Couteron, psychologue clinicien exerçant dans un CSAPA (Centres de Soins d'Accompagnement et de Prévention en Addictologie) géré par l'association Oppelia, est l’ancien président de la Fédération Addiction.
« L’Etat se tourne immédiatement vers des politiques coercitives et des politiques de soin d’urgence, en oubliant complètement la santé publique, la santé communautaire, la réduction des risques et l’accompagnement des personnes. »
La crise sanitaire va-t-elle modifier durablement les rapports entre l’Etat et les collectivités locales en matière de santé et de soutien à l’autonomie ?
Jean-Pierre Couteron : La crise a mis en exergue la difficulté des rapports entre l’Etat et les collectivités territoriales, plus qu’elle ne les a modifiés. Elle nous a mis face à un dilemme : vivre avec le virus… ou vivre sans. Ce débat évoque celui que nous avons en addictologie : faut-il vivre dans une société sans drogues ou apprendre à vivre avec ? Dans les deux cas, l’Etat, qui est décisionnaire de la branche de l’alternative choisie, n’a pas impliqué le local, pour partager les stratégies de mise en œuvre, il s’est contenté de le convoquer comme spectateur et comme exécutant. On l’a vu récemment avec les maires enthousiastes qui remerciaient pour le renforcement des effectifs de policiers ou du nombre de doses de vaccins reçues… L’Etat ne sait plus travailler, ou ne veut plus travailler avec le local.
Nathalie Latour : En effet, on a constaté un problème de gouvernance dans la mise en œuvre de la politique publique, avec d’abord une période de sidération au début de la crise du Covid dans le domaine des addictions. Nous n’étions dans aucun cadre juridique, ni même sur les listes pour recevoir des masques. Nous avons donc dû batailler pour y être inscrits au niveau national, puis au niveau local. L’existence de secteurs oubliés de la politique publique est assez révélatrice des failles des politiques de santé avant la crise.
Après cette première période, à partir d’avril 2020, nous avons été très proactifs et avons travaillé en relation avec les grandes directions centrales, les ARS (Agences régionales de santé), les préfectures, les mairies, les élus locaux… Beaucoup d’innovations et de solidarité, et une coordination assez réussie entre les municipalités, les ARS, les DRDJSCS (Directions régionales et départementales de la jeunesse, des sports et de la cohésion sociale), se sont mises en place, notamment pour prendre en charge les publics qui confinaient dehors. Chacun a accepté d’assumer une part de responsabilité.
Le deuxième confinement a marqué un nouveau tournant, à l’automne 2020, pour revenir à une difficulté de dialogue. Nous n’avons pas pu échanger sur des propositions, notamment sur les mesures à prendre pour que les populations soient en capacité d’appliquer les gestes barrières. Nous avons été face à une posture très descendante : l’Etat a pensé qu’il suffisait de diffuser les messages pour qu’ils soient adoptés, quel que soit le groupe social. Ceux qui n’appliquaient pas les gestes barrières étaient renvoyés à leurs irresponsabilités.
Aujourd’hui, on gère la politique publique comme si nous n’étions plus en crise. Les savoir-faire sur la réduction des risques, l’accompagnement des interstices, ne sont pas intégrés dans la matrice des politiques.
J-P. C. : Dans certains endroits, nous avons plus vu le Préfet de police distribuer des amendes que les ARS travailler avec les acteurs locaux. La décentralisation implique plusieurs acteurs : les ARS, les élus locaux, les préfets… Il aurait fallu équilibrer leurs rôles au niveau local. L’Etat s'est enfermé dans des politiques coercitives et des politiques de soin d’urgence, en oubliant complètement la santé publique, la santé communautaire, la réduction des risques et l’accompagnement des personnes. Une récente étude de l’OFDT montre ainsi comment la lutte contre les addictions est de moins en moins sanitaire et de plus en plus pénale.
Votre fédération s’occupe beaucoup de prévention contre les risques d’addiction. Selon vous, à quel niveau territorial la prévention devrait-elle être prise en charge ?
« Les appels à projets devraient compléter un financement pérenne, pas en camoufler l’absence. »
N. L. : La prévention est une politique publique sous-investie depuis des années, tout le monde le sait. La loi de modernisation du système de santé en 2016 avait pourtant clairement indiqué la volonté politique de passer du curatif au préventif… mais la déclinaison concrète de cette volonté est au point mort.
En 2016, nous avons réussi à faire définir la prévention comme mission obligatoire dans les CSAPA, tout en sachant que cela ne s’accompagnerait pas de financements obligatoires. Nous faisons face à un millefeuille de sources de financement, entre l’Etat, l’Etat déconcentré et les collectivités locales. L’ARS, par exemple, a le Fonds d’intervention régional (FIR) et le Fonds addictions mais il y a aussi des fonds des conseils départementaux et régionaux, des mairies…
On peut noter quelques progrès sur la prévention au niveau local, avec des espaces de coordination régionale, des espaces de travail conjoint dans les ARS… Dans le meilleur des cas, tout le monde réussit à se mettre d’accord sur des lignes directrices de santé publique, voire lance des appels à projets communs. Mais la plupart du temps, les acteurs locaux ne se coordonnent pas et répondent à des appels à projets chronophages et incompatibles entre eux.
J-P.C : Ce système d’appel à projets est en effet largement inefficace. Il ne permet pas de construire la continuité et l’intensité nécessaire aux actions de prévention efficaces, telles qu’elles ont été évaluées, et que seul un financement pérenne des acteurs de prévention permettrait. De, plus il favorise plus les arrangements entre acteurs qui se connaissent : les acteurs en place sont avantagés par rapport aux acteurs innovants et qui arrivent. Les appels à projets devraient compléter un financement pérenne, pas en camoufler l’absence.
N. L. : Il faut que la prévention soit inscrite dans les missions de l’assurance maladie, et que l’on définisse des missions socles de l’Etat, que les collectivités territoriales viendraient appuyer.
La crise nous a, à nouveau, montré que les directions centrales de l’Etat sont trop cloisonnées : elles n’arrivent pas à mélanger l’éducation, la prévention et le soin, et ne parviennent ni à se coordonner entre elles ni à le faire avec les acteurs locaux. L’exemple de l’évacuation des quais de Seine en est la parfaite illustration : l‘intervention policière n’a pas du tout été faite en concertation avec la mairie ou les ARS ; on a alternativement dit aux gens qu’il fallait mieux être dehors, puis qu’il fallait rentrer chez soi ; et nous, acteurs de la prévention, n’avons pas été conviés pour réfléchir à l’accompagnement des besoins de convivialité des publics, alors que nous avons des savoir-faire dans la gestion du festif et de l’espace public.
« L’Etat considère que lui seul a l’expertise, et qu’il ne peut procéder qu’en donnant des ordres ou en contraignant par le budget. »
J-P. C. : Les politiques de prévention ne sont pas soutenues par une gouvernance dynamique avec des objectifs communs. Au contraire, elles se heurtent à une gouvernance autoritaire qui privilégie les acteurs de l’application de la loi, c’est-à-dire les forces de l’ordre, au détriment d’acteurs de la réduction des risques. Ce pilotage de la politique de santé et de prévention, parfois visible aussi dans des associations très hiérarchisées, n’est pas reproductible dans une fédération, on ne peut pas compter sur un tel rapport de force, et c’est tant mieux : nous dialoguons constamment avec nos adhérents. Nous faisons en sorte qu’ils se sentent concernés et soutenus dans leurs difficultés.
L’Etat considère que lui seul a l’expertise, et qu’il ne peut procéder qu’en donnant des ordres ou en contraignant par le budget. Mais cela mène à des injonctions contradictoires : ne pas sortir lors du premier confinement, sortir lors du troisième confinement mais ne pas trainer dans les parcs… Il s’enferme dans des prescriptions de plus en plus détaillées, vécues dès lors comme intrusives. Ce qui suscite des messages de sabotage, contre lesquels on doit travailler aujourd’hui, plutôt que de renforcer l’appropriation des messages de santé publique.
Pour éviter cela, il aurait fallu que l’Etat s’appuie sur des acteurs relais, travaillent au fur et à mesure que la science avance, avec les publics. Ces acteurs intermédiaires auraient pu partager leur expertise et leurs connaissances de terrain sur les comportements que les gens sont prêts ou non à adopter à des moments divers. Ils auraient pu partager avec leurs publics la construction progressive des connaissances scientifiques. Les acteurs du médico-social, de la santé publique et de la santé communautaire n’ont pas été mis en situation de dialoguer avec les épidémiologistes. C’est un échec de la gouvernance intermédiaire.
Comment renforcer le dialogue avec les acteurs intermédiaires de la prévention et les fédérations ?
« Nous devons sans cesse répéter que nous ne voulons pas faire la politique publique à la place des pouvoirs publics : nous voulons aider à construire la décision, et non la prendre, la distinction est importante ! »
N. L. : Nous demandons à mettre en place des espaces de dialogue au niveau territorial et national. La question de la décentralisation se résume à cela : à qui appartient l’intérêt général, et quels sont les acteurs qui peuvent y concourir ? Face à cela, chacun reste dans des logiques de chasse gardée de compétences et d’expertises, malgré la fenêtre de quelques semaines pendant la crise où l’on a vu de belles innovations et de bonnes capacités de communication et de coordination entre acteurs. Notre fédération et les acteurs de l’addictologie sont encore vus comme des freins et non comme des facilitateurs. Nous devons sans cesse répéter que nous ne voulons pas faire la politique publique à la place des pouvoirs publics : nous voulons aider à construire la décision, et non la prendre, la distinction est importante ! Nous devrions aussi pourvoir discuter de la façon de mettre en œuvre une politique publique à partir des grandes orientations une fois que la décision a été prise.
Prenons l’exemple de la mise en place des salles de consommation à moindres risques, qui est très représentatif. Le débat sur le sujet a duré plus de 10 ans, entre 2004 et 2016, avant que ces salles soient mises en place par la politique publique de façon expérimentale. Mais l’Etat s’est dédouané de la décision en chargeant le maire de décider d’implanter une salle de consommation dans sa ville. C’est le contraire de ce qu’il faudrait faire : la responsabilité doit être partagée avec les acteurs locaux, et non déchargée sur eux ! Ici, le poids politique de la décision d’implanter une salle de consommation est si fort pour un maire qu’il n’acceptera que très rarement de prendre une telle décision.
J-P.C. : L’exemple des salles de consommation est important. Si l’Etat ne joue pas son rôle de médiateur et ne s’assure pas que les différents acteurs s’accordent, cela mène à des situations de statu quo voire d’enlisement. Par exemple, si le Préfet de police ne gère pas l’espace intermédiaire, c’est-à-dire la zone devant l’espace de consommation où les policiers doivent avoir des pratiques adaptées, parce qu’il est contre ces salles de consommation et que l’Etat ne l’a pas amené à discuter avec les autres acteurs, cela ne peut pas marcher.
Un autre exemple de cette incapacité de l’Etat à prendre en compte l’expertise de terrain des acteurs de la prévention est la stigmatisation des jeunes depuis le début de la crise sanitaire. Lors du déconfinement en mai 2020, le bois de Vincennes et le canal Saint-Martin sont, parmi d’autres espaces en Ile-de-France, devenus des lieux de fête pour les jeunes, qui se sont rassemblés dès qu’ils en ont eu l’autorisation. Les jeunes ont été critiqués, alors que l’Etat n’avait pas préparé ce pan du déconfinement. Cette stigmatisation s’est renouvelée aux fêtes de fin d’année, lorsque tout le monde a dénoncé les fêtes des jeunes dans les appartements et la rave-party en janvier, mais sans avoir tiré les leçons de la première séquence. Nous, acteurs de la prévention, connaissons ces jeunes : notre travail, c’est de les entendre. Mais nous n’avons pas été conviés. Et comment se prépare la nouvelle sortie de confinement ?
Une bonne gouvernance serait une co-gouvernance d’anticipation, convoquant tous les acteurs ayant une expertise à partager pour dialoguer. Mais aujourd’hui, on reste dans un fonctionnement autoritaire et en silos, plaçant les acteurs en position d’exécutants.
Ce constat peut tout de même être nuancé. Des ARS ont joué ce rôle de médiateur en allant rencontrer et en faisant dialoguer les acteurs de la prévention et les acteurs associatifs, pour réfléchir à mettre en place des logements pour les sans domicile fixe, éviter de mettre ces derniers dans des positions de rupture… Ces dynamiques, qui se sont soldées par des réussites, ont été trop peu mises en avant. Ce type de gouvernance n’a donc pas complètement disparu, mais il est trop peu valorisé en tant qu’outil de politiques publiques.
Propos recueillis par Manon Bergeron et Julie Jolivet le 21 avril 2021.