Entretien
7 décembre 2020
Jean-Pierre COUTERON
Psychologue spécialiste des addictions,
Ancien Président de la Fédération addiction
Pouvez-vous dire quelques mots de votre parcours et de la Fédération addiction ?
Je suis psychologue clinicien de formation. Formé aux modèles analytiques, puis aux thérapies systémiques et stratégiques, je me suis ensuite ouvert à d’autres techniques, comme l’hypnose.
En tant que spécialiste des addictions, j’ai longtemps travaillé à Mantes-la-Jolie dans un établissement médico-social géré par la DDASS, qui est devenu un centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA). J’ai quitté cet établissement il y a cinq ans, car son identité devenait plus médicale que médico-sociale, du fait de son absorption par un hôpital. Je travaille aujourd’hui dans un autre CSAPA à Boulogne Billancourt, cette fois géré par une association, Oppelia.
J’ai aussi été pendant plus de dix ans président de l’ANIT (Association nationale des intervenants en toxicomanie), puis de la Fédération addiction, association issue de la fusion de l’ANIT avec son alter ego, la F3A (Fédération des acteurs de l’alcoologie et de l’Addictologie).
La Fédération addiction regroupe plus de 200 associations adhérentes, avec des dizaines de milliers de salariés, et des centaines de milliers de consultants sur l’année. Les adhérents sont issus du secteur médico-social, d’autres viennent de l’hôpital ou sont des médecins de ville intéressés par la question des addictions. Pendant mon mandat, j’ai pu voir l’évolution de la politique de l’addiction en France, à travers les positions prises par les différents ministres et leurs administrations.
Quelle a été l'expérience de la crise pour les acteurs de l'addictologie, au printemps et à l'automne ?
La crise a mis en exergue le manque de visibilité du domaine de l’addictologie. Les addicts sont souvent caricaturalement visibles dans l’espace médiatique et politique : on parle beaucoup de consommation de drogues, d’alcoolisme… dans leurs dimensions « spectaculaires ». Mais les besoins d’accompagnement des addicts professionnels médico-sociaux étaient systématiquement oubliés de toutes les mesures prises au début de la crise. Par exemple, au début du premier confinement, les systèmes de garde d’enfants mis en place pour l’hôpital n’incluaient pas les professionnels de l’addictologie médico-sociale.
La médecine de ville ayant été débordée par l’épidémie et l’hôpital s’étant recentré sur ses missions prioritaires de soin et de réanimation, le secteur médico-social devait là soulager la ville et l’hôpital ; mais il a été omis ! Nous avons dû demander aux autorités de ne pas oublier le secteur de l’addictologie, alors même que le public dont nous nous occupions voyait ses difficultés aggravées par le confinement.
Au deuxième confinement, l’état des choses s’est amélioré, mais des complications persistent. Une partie du public dont nous nous occupons bénéficie aujourd’hui du fait que le confinement est moins strict que la première fois. La situation est moins étouffante pour un certain nombre d’entre eux et leurs familles.
Mais la visibilité du secteur dans les politiques publiques reste encore aujourd’hui étonnamment faible. Nous n’avons été inclus dans la préparation de la vaccination que suite à la mobilisation d’une association avec qui nous travaillons régulièrement.
En quoi la crise constitue-t-elle un facteur aggravant pour les publics suivis ?
La crise a constitué un facteur aggravant pour plusieurs raisons. Tout d’abord, le changement du mode de vie que représentait le confinement s’est accompagné de complications dans la relation aux produits. Une partie de notre public est en situation de grande précarité, avec une vulnérabilité supérieure à la moyenne, due au stress, à l’hyperactivité, à la recherche de sensations… L’interdiction de sortir rajoute alors des difficultés.
Par exemple, pour les adolescents en difficulté, il est compliqué de rester confinés pendant des semaines avec leurs parents : avant, ils pouvaient sortir consommer des produits, sans que leurs parents ne s’en aperçoivent. Là, ils n’ont plus cette échappatoire, ce qui rend la gestion de la relation au produit encore plus complexe.
De même pour les personnes qui ont des problèmes d’anxiété ou de manque de confiance en eux, qui ont tendance à vouloir les régler en buvant de l’alcool. En temps normal, ils ne boivent que le soir, après le travail ; mais pendant le confinement, ils sont seuls chez eux face à la bouteille d’alcool, donc ils boivent. La relation aux produits est donc d’autant plus compliquée avec le changement d’environnement que représente le confinement.
Un autre facteur d’aggravation est l’accès limité aux soins. Certains traitements de substitution sont pris tous les jours et doivent être renouvelés très régulièrement… Mais il n’était pas toujours facile pour ces publics de se rendre en pharmacie, et les durées des prescriptions n’ont au début pas été prolongées, car cette question avait été omise par le ministère de la Santé.
En quoi la crise fragilise-t-elle les structures de prise en charge ?
Tout d’abord, le secteur médico-social n’a pas été pris en compte lors du Ségur de la santé. Les infirmières de notre secteur n’ont pas été augmentées, alors qu’on leur demande de se mobiliser pour le deuxième confinement, pour préparer la vaccination, pour aider au déconfinement… Ces équipes connaissent un début de désengagement, de démissions à cause de cela.
De plus, alors que l’on demande aux établissements médico-sociaux de mettre en place le télétravail, les moyens pour acheter des téléphones portables, des abonnements, des ordinateurs, n’ont pas été débloqués.
Il y a un déséquilibre structurel : au moment même où l’on demande aux acteurs médico-sociaux et aux acteurs de l’addictologie de se mobiliser et de faire preuve d’imagination pour gérer les publics précaires qui font face au chômage et à la paupérisation, on ne leur donne pas les moyens financiers et les équipements nécessaires.
Enfin, une partie des équipes du secteur médico-social est chargée de faire de la prévention en milieu scolaire. Comment la faire dans ces conditions ? Ce n’est pas simplement faire une conférence ; c’est aller au plus près des publics concernés, mettre en œuvre les programmes comme Primavera ou Unplugged… Nous essayons de faire au mieux, mais le confinement et l’absence de pilotage rendent la situation très compliquée.
Ces actions sont pourtant plus que jamais nécessaire : de nombreuses études montrent que les jeunes sont en mauvaise santé mentale. Ils ont été affectés par le confinement, l’angoisse de la maladie, la difficulté de leurs études, les conséquences socio-économiques de la crise… Mais face à cela, les acteurs de la prévention agissent dans un cadre non pensé par les politiques publiques, sans budget pérenne.
La crise renouvelle-t-elle les débats dans le champ de l'addictologie ou des politiques publiques concernées ?
La crise permet de remettre au premier plan une notion un peu oubliée de l’addictologie. De nombreux progrès ont été faits en neurosciences, neurologie des addictions, sur les circuits de la récompense et leur coordination… De même pour les conséquences de l’addiction en santé publique : beaucoup de travail a été fait sur le Mois sans tabac, les risques de cancers, le cas de l’alcool et les femmes enceintes, les violences familiales et conjugales… Mais l’on avait oublié que l’addiction est un comportement adaptatif.
La crise a en effet montré que l’addiction est une façon de s’adapter à un nouveau contexte, comme le confinement : passer plus de temps sur les écrans, boire plus ou de façon différente (seul plutôt qu’en situation de sociabilité par exemple)… Une addiction ne s’attrape pas : en se tournant vers un produit addictif, les personnes font un choix (même si ce choix peut être mal informé), elles en attendent quelque chose (lever une inhibition, cacher une douleur, passer le temps…). L’addiction a donc une dimension adaptative et comportementale essentielle.
Dans les prochaines semaines et les prochains mois, quelles sont les priorités, pour les publics pris en charge et pour les structures ?
La période des fêtes est la prochaine priorité. Lors des rassemblements de Noël, il y a toujours plus de consommation d’alcool, ce qui implique souvent une baisse de vigilance conduisant à des contaminations. De même pour la fête du Nouvel an.
Personne n’ose faire de véritable prévention pour ces événements. On a vu récemment les nombreuses critiques adressées au médecin qui avait suggéré de couper le gâteau de Noël et de le manger dans des pièces séparées… On incite simplement à être peu nombreux aux réunions de fin d’année, mais c’est peu efficace.
Dans le secteur de l’addictologie, nous devrons être particulièrement vigilants. Dans les périodes de fête, certains se sentent tristes ; tout particulièrement cette année avec l’augmentation du chômage, la faillite de certaines entreprises, les familles qui s’entendent mal qui ont été obligées d’être confinées ensemble... Ces personnes auront tendance à se tourner vers les produits addictifs, pour supporter ce qui leur est désagréable. Les chiffres des conséquences en santé mentale de la crise commencent à être publiés et montrent bien l’ampleur du problème : stress, angoisse, dépression…
Nous devrons donc gérer la question des fêtes tout en maintenant l’action que nous menons habituellement : prévention face aux 50 000 morts de l’alcool, 70 000 morts du tabac ; prise en charge des grands précaires, des cocaïnomanes, des consommateurs de crack… Tout cela en continuant de batailler pour que les pouvoirs publics ne nous oublient pas !
Avez-vous justement l'impression d'être écoutés par les pouvoirs publics ?
Comme je l’ai dit, nous sommes souvent omis des politiques publiques. Mais une fois que nous appelons les pouvoirs publics, ils répondent à nos demandes. Le ministère est très efficace pour prendre des décrets sur les produits de substitution – mais cela reste du rattrapage.
Plus généralement, la politique de gestion de crise a oublié la santé publique et la santé mentale. Il était normal de donner la priorité à l’hôpital, qui est le seul à pouvoir assurer les missions centrales de soins et de réanimation. Mais donner la priorité à l’hôpital ne signifie pas oublier toutes les autres dimensions. Il est incroyable que les conséquences en santé mentale et en santé publique, ainsi que les inégalités sociales de santé ne soient pas prises en compte.
Ces dimensions sont pourtant essentielles, notamment avec les nouveaux défis qui se profilent : l’adhésion à la vaccination, la sortie réussie du confinement… Sur ces questions, ce sont les spécialistes de psychologie, de santé mentale et de santé publique qui sont plus compétents et qui doivent être mobilisés !
Cela permettra aussi de lutter contre les fake news et le complotisme. Lorsque l’on répond aux personnes qui expriment la sensation d’étouffement que provoque le confinement d’aller voir les gens qui meurent en réanimation, ces personnes se tournent parfois vers les complotistes, qui sont les seuls à prendre en compte leur souffrance. C’est le rôle des psychiatres et des psychologues de laisser ces personnes vulnérables exprimer leur colère et leur angoisse, donner leur avis et de les aider à la mettre en forme autrement. Mais on s’est rendu compte de l’importance des problèmes de santé mentale trop tard, et les moyens n’ont de toute façon pas été donnés aux psychologues en ville pour ouvrir leur cabinet et gérer l’afflux de patients.
Propos recueillis le 30 novembre 2020 par Julie Jolivet.