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FOCUS #6

15 novembre 2022

Accès direct aux IPA : expérimentations, mode d’emploi

Le ministre de la Santé et de la Prévention envisage de mettre en place des expérimentations sur l’accès direct aux IPA (infirmiers-ères en pratique avancée). Quand on est attaché, comme nous le sommes à Lisa, au développement des innovations dans l’organisation des soins et, spécialement, au déploiement des pratiques avancées (pour les infirmiers-ères et les autres auxiliaires médicaux), on ne peut qu’accueillir favorablement une telle initiative[1].

Le monde de la santé est d’ailleurs coutumier des expérimentations. Il a un passé en la matière, un passif dans certains cas, qui invite à insister sur les conditions de déploiement.

De quoi s’agit-il quand on parle d’expérimentations ? De la possibilité de déroger aux règles législatives ou réglementaires en vigueur, pour un objet donné et sur un temps limité. 

Cela vaut pour les collectivités locales depuis la révision constitutionnelle de 2003. L’article 72 de la Constitution de la Cinquième République a prévu la possibilité pour celles-ci de mettre en œuvre des expérimentations : il dispose que « dans les conditions prévues par la loi organique, et sauf lorsque sont en cause les conditions essentielles d'exercice d'une liberté publique ou d'un droit constitutionnellement garanti, les collectivités territoriales ou leurs groupements peuvent, lorsque, selon le cas, la loi ou le règlement l'a prévu, déroger, à titre expérimental et pour un objet et une durée limités, aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l'exercice de leurs compétences. » On notera toute la « prudence » de la rédaction… 

Malgré cela – ou à cause de cela, cette disposition n’a pratiquement jamais été utilisée depuis 20 ans.

" Autrement dit, tout le monde y voit, peut y lire, ce qu’il veut : le mouvement ou la préservation de l’ordre établi, selon les points de vue. Rien qui ne soit irréversible. "

Cette possibilité de déroger existe en dehors du champ des politiques locales, sous réserve qu’une habilitation législative ait été donnée. A cet égard, le Conseil constitutionnel a eu l’occasion de rappeler, notamment dans sa décision DC n° 2009-584 du 16 juillet 2009 relative à la loi HPST (cf. infra), « que si, sur le fondement de l'article 37-1 de la Constitution, le Parlement peut autoriser, dans la perspective de leur éventuelle généralisation, des expérimentations dérogeant, pour un objet et une durée limités, au principe d'égalité devant la loi, il doit en définir de façon suffisamment précise l'objet et les conditions et ne pas méconnaître les autres exigences de valeur constitutionnelle ».

Le domaine de la santé a connu un certain nombre d’expériences en la matière. Pour citer les plus marquantes :

  • L’article 51 de la loi HPST du 21 juillet 2009 a prévu la mise en place à titre expérimental de transfert d’actes ou d’activités de soin et des réorganisations des modes d’intervention auprès des patients : l’encadrement extrêmement précautionneux et la longueur des procédures ont dissuadé ou découragé nombre de promoteurs dans les années qui ont suivi ; 
     

  • La loi relative à l’enseignement supérieur et à la recherche de 2013 avait prévu des expérimentations relatives à l’accès aux études de santé (PACES) : plusieurs vagues d’expérimentations ont été déployées ; ces initiatives ont permis de préparer la réforme portée dans la loi relative à l’organisation et à la transformation du système de santé (OTSS) du 24 juillet 2019 ; 
     

  • La loi de financement de la sécurité sociale pour 2018 a introduit, à son article 51, un dispositif permettant d’expérimenter de nouvelles organisations en santé, reposant sur des financements innovants ; 
     

  • La loi OTSS de 2019 a prévu la possibilité de conduire des expérimentations en matière de formations de santé, de façon à favoriser la transversalité et les passerelles entre formations et à renforcer l’adossement à la recherche. 

 

Ces textes ne sont pas restés lettre morte. Le monde de la santé est logiquement friand de ces possibilités de desserrer le carcan réglementaire, qui contraint l’organisation des soins, le cadre de financement ou les formations. 

Ces initiatives législatives ont donc été fructueuses en termes de mobilisation des acteurs dans les territoires. 

Pourtant, il faut bien voir que le principe de l’expérimentation est fondamentalement dual : acte de courage d’un côté, celui de bousculer le statu quo, d’affronter les corporatismes, les intérêts et les organisations en place ; acte de prudence, d’un autre côté, consistant à ouvrir plusieurs voies, à ne pas trancher précocement en termes de réglementation, à se laisser une porte de sortie.

Autrement dit, tout le monde y voit, peut y lire, ce qu’il veut : le mouvement ou la préservation de l’ordre établi, selon les points de vue. Rien qui ne soit irréversible.

Dans cette affaire, l’administration se fait volontiers la vigie de l’ordre et a toutes les peines du monde à laisser se déployer les initiatives (dont elle a parfois du mal à admettre le caractère réversible), de sorte que les décrets d’application contraignent souvent inutilement le déploiement de l’expérience, quand ils ne consistent pas à contrecarrer l’audace du législateur. Corde de rappel ultime : les dispositifs de sélection des projets finissent quelquefois le travail de normalisation. 

Pour la réussite des expérimentations à venir sur l’accès direct aux IPA, on ne saurait donc trop insister sur :

  • La clarté du discours politique au fondement de l’expérimentation : la situation est aujourd’hui très crispée entre les différentes professions ; il faut un dessein clair et il faut créer les conditions de la confiance, sur le terrain. Comme on a déjà eu l’occasion de le dire[2], il y a toujours beaucoup d’incompréhension chez les médecins quant aux rôles possibles des IPA. Les responsables publics doivent faire œuvre de pédagogie et montrer les étapes concrètes d’une coopération réussie ; 
     

  • Le bon tempo : l’expérimentation est une forme de « respiration » face aux poids de la réglementation ; elle permet de porter de l’innovation organisationnelle, incrémentale ou de rupture ; elle rend compte d’un projet, initié par les pouvoirs publics et pris en charge par des acteurs du territoire ; il est donc essentiel de bien régler la chorégraphie dans la durée pour, au-delà de l’avant-garde des acteurs déjà convaincus, emporter la conviction des autres… et faire en sorte que les promoteurs ne soient pas abandonnés en rase campagne par ceux qui ont lancé les opérations… et sont souvent déjà passés à autre chose ; 
     

  • La nécessité d’un déploiement large, d’un accompagnement robuste et d’une évaluation rapide, si l’on veut que les expérimentations portent véritablement le changement. On a bien vu que les expérimentations sur les délégations des compétences (article 51 de la loi HPST et autres) sont restées très timides, limitées à quelques champs et territoires ; elles n’ont pas été étendues, sans même parler de généralisation, et, de ce fait, n’ont eu que peu d’impact (voir le rapport de I’IGAS de novembre 2021 sur le sujet du partage de compétences[3]) ;
     

  • Une attention de tous les instants pour ne pas étouffer l’audace réformatrice sous un nouveau carcan de normes, de procédures ou… d’évaluation. Les procédures à suivre doivent notamment être adaptées aux publics cibles, en particulier lorsqu’elles s’adressent à des professionnels de ville, déjà fortement sollicités par ailleurs sur le plan administratif ; 
     

  • Une analyse attentive des effets latéraux des expérimentations et des conditions de succès : quand elles sont fécondes, les expérimentations bousculent les dispositifs de financement, bâtissent de nouveaux équilibres, de nouvelles relations entre les acteurs. Les expérimentations dans le champ des formations de santé ont ainsi abondamment montré cette nécessité d’accompagner le changement, au-delà des textes. 
     

Soyons attentifs à tout cela pour se donner toutes les chances de transformer l’essai à la faveur de ces expérimentations de l’accès direct aux IPA.

 

Stéphane Le Bouler, président de Lisa

 

[1] On notera que le principe de l’autonomie pour des consultations de 1ère ligne est inscrit dans les compétences des IPA au niveau international. 

https://www.icn.ch/system/files/documents/2020-04/ICN_APN%20Report_FR_WEB.pdf

[2] https://www.lisa-lab.org/les-infirmier-eres-en-pratique-avancee-ou-comment-ne-pas-gacher-une-belle-reforme

[3] Trajectoires pour de nouveaux partages de compétences entre professionnels de santé, novembre 2021

https://www.igas.gouv.fr/IMG/pdf/2021-051r-tome_1_rapport.pdf

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