FOCUS #23
4 avril 2025
Légiférer en matière de santé : ni trop, ni trop peu...
Nous nous étions déjà interrogés en 2023 sur le bon usage des propositions de loi (PPL) dans le champ sanitaire[1]. Aujourd’hui qu’il n’y a pratiquement plus que cela à l’agenda parlementaire, le sujet mérite qu’on y revienne. La désormais célèbre « PPL Garot », dont l’article 1er traite de la régulation de l’installation des médecins (cf. infra), est en cours de discussion à l’Assemblée nationale. Une PPL parmi tant d’autres même si celle-ci agite la controverse en relançant le vieux débat sur la liberté d’installation.
Pour ceux qui ne sont pas très au fait de la fabrique de la loi, rappelons tout d’abord qu’il y a trois façons d’ériger des dispositions législatives : les projets de loi à l’initiative du gouvernement, les propositions de loi à l’initiative des parlementaires (non sans échanges préalables avec l’exécutif la plupart du temps) et les ordonnances (après que le gouvernement a été habilité par le parlement à légiférer par ordonnance, modalité souvent utilisée dans le champ sanitaire pour porter des textes d’importance, des « Ordonnances Debré » de 1958 aux « Ordonnances Juppé » de 1996).
Aujourd’hui, le contexte politique fait qu’en dehors des textes budgétaires de l’automne (loi de finances initiale et loi de financement de la sécurité sociale, incontournables car prévus dans la constitution et la loi organique et indispensables au financement des administrations publiques et à la collecte de l’impôt et des cotisations, on l’a vu à travers les péripéties des derniers mois), il n’y a guère de projets de loi à l’agenda des assemblées et, bien entendu, pas de projets d’ordonnances, qui supposent une majorité stable, sans laquelle les parlementaires ont peu de chances de s’en remettre au gouvernement.
Restent donc les propositions de lois, très nombreuses sur tous les sujets, particulièrement dans le champ sanitaire. Elles peuvent être portées par les parlementaires d’une des forces politiques de l’Assemblée ou du Sénat ou être dites « transpartisanes ». Elles sont inscrites à l’ordre du jour des assemblées sur des créneaux limités en termes de durée de discussion, dans lesquels les groupes parlementaires doivent « loger » leurs PPL (et il y a de la concurrence entre les sujets) ou, innovation récente portée par la Présidente de l’Assemblée nationale, sur des créneaux réservés pour les propositions transpartisanes, susceptibles de faire une plus large place aux préoccupations des oppositions.
La proposition de loi Garot [2] appartient à cette dernière catégorie : elle a été signée par 251 députés, en plus du premier signataire dont elle porte le nom. Sa genèse est maintenant ancienne et elle a connu des versions successives. Dans la version actuelle en débat et, selon l’exposé des motifs, elle prévoit :
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à l’article 1er, de « flécher l’installation des médecins – généralistes et spécialistes – vers les zones où l’offre de soins est insuffisante » ;
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à l’article 2, de « supprimer la majoration des tarifs à l’encontre des patients non pourvus d’un médecin traitant » ;
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à l’article 3, d’« assurer une formation a minima de première année en études de médecine dans chaque département » ;
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à l’article 4, de « rétablir l’obligation de permanence des soins ».
L’article 5 est destiné, classiquement, à gager financièrement les conséquences de la présente proposition de loi.
Le premier article a été voté en séance publique le 2 avril 2025. La discussion reprendra début mai.
Récemment, la « Proposition de loi sur la profession d'infirmier[3] », soutenue par les députés du « Bloc central », a été adoptée, après modifications, à l’unanimité par l’Assemblée nationale (le 10 mars 2025) et est actuellement en cours d’examen au Sénat.
Parmi d’autres, on retiendra encore la proposition de loi visant à renforcer la démographie professionnelle des orthophonistes[4], en débat à l’Assemblée nationale, avec comme première signataire l’ancienne ministre, Agnès Firmin-Le Bodo.
Dans la précédente législature, la proposition de loi déposée par Stéphanie Rist[5], promulguée en tant que loi le 19 mai 2023, avait suscité quelques débats, puisqu’elle portait des dispositions relatives aux compétences des professionnels de santé, notamment en matière de pratique avancée infirmière et d’accès direct aux masseurs-kinésithérapeutes.
Ce dernier exemple le montre : il ne faut pas récuser par principe l’usage des propositions de loi.
Elles traduisent le pouvoir d’initiative des parlementaires et permettent, théoriquement, une balance intéressante entre les prérogatives respectives du parlement et du gouvernement. Elles font ainsi parfois avancer des causes que l’exécutif a du mal à assumer franchement.
De même, la proposition de loi Garot, quoi qu’on pense des dispositions qu’elle porte, est pleinement ancrée au milieu des préoccupations des Français et de leurs élus.
Le problème que pose le foisonnement des propositions de loi est d’un autre ordre.
Le risque est grand d’une approche en silos. Les infirmiers un jour, les orthophonistes le lendemain, les kinés le surlendemain et ainsi de suite. Les tendances à la scissiparité sont suffisamment fortes dans le système de santé pour ne pas entretenir ce mouvement par des dispositions convenues entre telle ou telle profession et leurs correspondants parlementaires.
Les propositions de loi ne passent pas obligatoirement par le filtre du Conseil d’Etat, dans sa fonction de conseil du gouvernement pour avis sur les projets de loi ou les projets d’ordonnance[6]. Cela peut conduire à faire entrer dans le domaine de la loi des questions qui n’y ont pas leur place. C’est aussi le cas avec les projets de loi et le jeu des amendements… mais ce n’est pas une raison pour amplifier le phénomène.

La question de fond posée est : quel est le dessin – ou dessein – d’ensemble ?
En matière de politique de santé et d’organisation des soins, on recourait volontiers par le passé aux ordonnances, on l’a dit. Les intervenants d’un récent débat au Conseil d’Etat sur les 80 ans de la Sécurité sociale[7], ont retracé le rôle de celles-ci dans la construction de notre système de Sécurité sociale et dans la conduite des politiques de santé. Alain Juppé a notamment décrit le dessein qui était celui du « Plan Juppé », couvrant une large gamme d’enjeux, toujours contemporains trente ans après.
Avant la révision constitutionnelle de 1996 instituant les lois de financement de la sécurité sociale[8] (héritée précisément du Plan Juppé), les besoins de légiférer étaient assurés par des lois portant « diverses mesures d’ordre social » (DMOS), qui revenaient régulièrement à l’agenda parlementaire, à l’initiative du gouvernement et de ses administrations : lois souvent fourre-tout, destinées à rapiécer le tissu législatif. Les lois portant DMOS ne sont plus guère pratiquées, puisque les lois de financement de la sécurité sociale (LFSS) ont repris une partie (mais une partie seulement, cf. infra) de leurs fonctions.
De tout temps, il y a aussi eu des « grands textes » (au moins par la taille et le nombre d’articles) en dehors des LFSS :
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au cours des législatures récentes, au moins une « loi santé » par mandat : pour n’évoquer que le 21ème siècle, loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé (dite « Loi Kouchner »), loi n° 2004-806 du 9 août 2004 relative à la politique de santé publique, loi n° 2004-810 du 13 août 2004 relative à l'assurance maladie, loi n° 2009-879 du 21 juillet 2009 portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires (dite « HPST »), loi n°2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé, loi n° 2019-774 du 24 juillet 2019 relative à l'organisation et à la transformation du système de santé ;
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sans parler des textes spécifiques au domaine de l’autonomie : loi n° 2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l'action sociale et médico-sociale, loi n° 2004-626 du 30 juin 2004 relative à la solidarité pour l'autonomie des personnes âgées et des personnes handicapées (portant création de la CNSA), loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, loi n° 2015-1776 du 28 décembre 2015 relative à l'adaptation de la société au vieillissement, loi n° 2020-992 du 7 août 2020 relative à la dette sociale et à l'autonomie (créant la 5ème branche autonomie).
Plus rien de tel aujourd’hui (pour les raisons évoquées plus haut) et depuis 2022 en fait, compte tenu notamment de la « valse » des ministres en charge de la santé et de l’autonomie. A la place donc, les seules lois de financement de la sécurité sociale (adoptée dans les conditions que l’on sait pour la dernière d’entre elles) et les propositions de loi.
Les propositions de loi ont les limites évoquées supra et les lois de financement de la sécurité sociale ne peuvent tout porter, ne serait-ce que pour respecter leur vocation constitutionnelle rappelée plus haut (traiter de questions de financement et des dépenses).
Notre propos n’est pas le fétichisme de la loi : les textes rappelés ci-dessus ont bien souvent été trop diserts, boursoufflés à titre originel (au stade du projet) ou au fil des lectures parlementaires, saturés parfois de discours pieux ou de dispositions relevant du domaine réglementaire mais ils avaient le mérite d’exister en guise de vision sur l’organisation du système de santé ou de tel ou tel segment de celui-ci.
Aujourd’hui, alors que les défis sont immenses, les lois de financement de la sécurité sociale ont une ambition forcément limitée par les contingences du vote et les propositions de loi un périmètre étroit.
" La responsabilité, ce n’est pas de découvrir un beau jour de mars 2024 l’état de la situation et de promettre des mesures fortes, de crainte de ne pas contenter les agences de notation. La responsabilité, c’est de proposer une perspective crédible dans la durée, pour l’organisation et pour les financements."
Il y a pourtant à poser des débats essentiels sur le financement de notre modèle social (surtout si l’on considère, par exemple, une « concurrence » entre le financement de l’effort de défense et les dépenses sociales, sans parler de la transition écologique), sur la politique du grand âge et la résilience du système de santé en situation de vieillissement, sur les conséquences multiples du fléchissement démographique prononcé que l’on connaît, sur l’organisation des soins de ville et sur un système hospitalier en souffrance, sur l’organisation des professions et leurs formations, sur la territorialisation inachevée de nos politiques, etc. Tous ces sujets méritent des lois travaillées, réfléchies et concertées.
Difficile de penser que ces questions puissent être gelées sans dommage pour notre système de santé et pour ses usagers jusqu’en 2027.
Stéphane Le Bouler
Président de Lisa
[1] https://www.lisa-lab.org/focus-10-propositions-de-loi
[2] Proposition de loi visant à lutter contre les déserts médicaux, d'initiative transpartisane, n° 966, déposée le jeudi 13 février 2025.
https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/textes/l17b0966_proposition-loi
[3] Proposition de loi sur la profession d'infirmier, n° 654, déposée le mardi 3 décembre 2024. https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/dossiers/profession_infirmier#AN1
[4] Proposition de loi visant à renforcer la démographie professionnelle des orthophonistes, n° 666, déposée le mardi 3 décembre 2024. Adoptée à l’Assemblée nationale le 3 avril 2025.
https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/textes/l17b0666_proposition-loi
[5] Loi n° 2023-379 du 19 mai 2023 portant amélioration de l'accès aux soins par la confiance aux professionnels de santé https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000047561956
[6] L’article 39 de la Constitution prévoit que « les projets de loi sont délibérés en conseil des ministres après avis du Conseil d'Etat et déposés sur le bureau de l'une des deux Assemblées. » Il prévoit aussi, à son dernier alinéa, que « dans les conditions prévues par la loi, le président d'une assemblée peut soumettre pour avis au Conseil d'État, avant son examen en commission, une proposition de loi déposée par l'un des membres de cette assemblée, sauf si ce dernier s'y oppose. ». Cette possibilité n’est guère utilisée.
[8] Loi constitutionnelle n°96-138 du 22 février 1996 constitutionnelle instituant les lois de financement de la sécurité sociale
https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000741468
Voir en particulier, l’article 1er : « Avant l'avant-dernier alinéa de l'article 34 de la Constitution, il est inséré un alinéa ainsi rédigé :
« Les lois de financement de la sécurité sociale déterminent les conditions générales de son équilibre financier et, compte tenu de leurs prévisions de recettes, fixent ses objectifs de dépenses, dans les conditions et sous les réserves prévues par une loi organique. »