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FOCUS #19

13 mai 2024

Vieillissement : de quoi parlons-nous ?

Premiers enseignements du séminaire Lisa-Ocirp

« Mal nommer un objet, c'est ajouter au malheur de ce monde » écrivait Albert Camus. Cela empêche aussi de prendre en charge les choses correctement en termes de politique publique. Il en va ainsi du vieillissement de la population. La notion a tout de l’évidence. Elle est pourtant à la fois ambivalente et incapacitante. Les premières séances du séminaire Lisa-Ocirp sur les Politiques de l’autonomie sont largement revenues sur la notion, avec les interventions de Bernard Ennuyer, Claude Jeandel et Roméo Fontaine[1].

La notion est ambivalente dans la mesure où le vieillissement de la population, c’est-à-dire l’augmentation de la part des « personnes âgées » au sein de la population générale, recèle d’abord un formidable progrès, avec l’augmentation de l’espérance de vie et le recul de l’âge d’apparition des fragilités ou des incapacités. La barrière des 60, 65 ou même 75 ans n’a plus du tout le même sens que par le passé et la distorsion entre âge physiologique et âge légal, sur lequel sont assis nos comptages, nos normes, nos prestations (en matière d’aide et d’action sociales, notamment) et nos organisations, perturbe l’approche des politiques publiques, trop figées dans des catégories datées, sinon obsolètes.

" Analyser le vieillissement dans toutes ses dimensions et dans toute sa diversité, plutôt que comme un bloc ou une déferlante, est la condition pour éclairer valablement les politiques publiques et les mettre en mouvement. "

Si on s’appesantit sur le nombre ou la proportion de personnes âgées de plus de 65 ou de plus de 75 ans, c’est l’image de la vague déferlante qui prévaut pour les années à venir. D’où l’intérêt qui s’attache à d’autres visions, à des notions telles que l’« âge prospectif ». Il s’agit ici de penser le vieillissement de la population en considérant non pas l’âge « nominal » des individus mais leur âge « réel » ajusté à l’évolution de la mortalité. Comme rappelé par Roméo Fontaine, l'idée avancée par les auteurs Warren C. Sanderson et Sergei Scherbov[2] consiste à mettre en lumière le fait que les femmes de 65 ans semblent, en quelque sorte, rajeunir, car elles se trouvent désormais plus éloignées de l'âge probable de leur décès. Leur proposition est que les femmes de 65 ans en 1950 ont un âge physiologique équivalent aux femmes de 74 ans en 2015 et aux femmes de 76,6 ans en 2045.

Cette approche offre une perspective beaucoup plus nuancée du vieillissement de la population que l’approche standard. Elle éloigne la vision catastrophiste. Ce à quoi nous a aussi invités Bernard Ennuyer, à travers notamment le rappel historique de la construction des politiques du vieillissement et la référence aux travaux de Patrice Bourdelais[3].

L’approche standard du vieillissement – et l’idée corrélative de submersion – sont aussi incapacitantes dans la mesure où elles mêlent – ou occultent – des réalités disparates :

  • L’augmentation de l’espérance de vie aux âges élevés (fruit des progrès des conditions de vie et de la prise en charge sanitaire de la population) et de l’espérance de vie sans incapacité ;

  • L’effet retard, l’effet ultime, du baby-boom, qui concerne désormais le grand âge, après avoir affecté successivement les différentes branches de notre protection sociale ;

  • L’évolution dispersée des capacités d’aide informelle : l’évolution de la taille des fratries et les aléas de la vie en couple (entre progression des divorces et… des remises en couple, y compris aux âges élevés) ne dessinent pas une perspective unique de reflux ;

  • La souffrance sociale et la grande précarité des personnes âgées isolées ;

  • Les très fortes disparités territoriales en matière de vieillissement : le phénomène va donc affecter les territoires de façon très hétérogène ;

  • Des profils nationaux eux-mêmes très différents : la France a été le premier pays à franchir le seuil de 10 % de sa population âgée de plus de 65 ans, dès 1935 – Alfred Sauvy y insistait… mais il a fallu un siècle pour que cette proportion atteigne 20 %. D’autres pays y sont venus plus tard mais connaissent un vieillissement accéléré (c’est le cas de nombre de nos voisins européens) voire fulgurant (dans certains pays d’Asie notamment).
     

Analyser le vieillissement dans toutes ses dimensions et dans toute sa diversité, plutôt que comme un bloc ou une déferlante, est la condition pour éclairer valablement les politiques publiques et les mettre en mouvement.

Trop souvent, on considère comme acquis le « vieillissement » et, faute d’assumer la complexité et d’endosser une perspective globale de prise en charge et une programmation financière à la hauteur, on fabrique des réponses partielles, un jour en matière d’adaptation du logement, le lendemain pour colmater les brèches en institution, le jour d’après pour soulager les acteurs du domicile – exsangues.

Notre préoccupation dans ce séminaire, délibérément démesurée, est de retrouver et de rebâtir une perspective d’ensemble, nuancée s’agissant des phénomènes à l’œuvre mais exigeante quant aux réformes à conduire et aux moyens à mobiliser.

Nous voudrions insister dès à présent sur quelques lignes de force :

  • L’effet du baby-boom. On hésite un peu devant le truisme mais il nous semble utile de le rappeler : quels que soient les progrès enregistrés en termes d’espérance de vie sans incapacité, l’effet du baby-boom est massif entre 2030 et 2050, avant une stabilisation sur un plateau haut pendant deux décennies supplémentaires. Cela justifie à soi seul l’effort de programmation réclamé par les acteurs à travers la loi grand âge. La bosse démographique du baby-boom est transitoire mais elle est devant nous ;

  • La déformation des besoins de prise en charge dans les différents éléments de la gamme institutionnelle. Il faut tenir compte des glissements[4], bien décrits par Claude Jeandel, USLD/EHPAD, EHPAD/résidences autonomie voire résidences seniors et habitat alternatif, EHPAD/domicile inadapté. Avant même de considérer les besoins croissants, il faut un effort de mise à niveau des situations de prise en charge (en termes d’encadrement soignant notamment), tout au long de la gamme. C’est là un effort de rattrapage nécessaire à chaque époque ;

  • La nécessité de rationaliser les politiques publiques au-delà des slogans. Disons-le clairement : on aura besoin de tous les éléments de la gamme de prise en charge et il faut tous les sécuriser : les EHPAD sont décriés et subissent l’opprobre mais ils sont nécessaires et le système EHPAD doit être réformé, restructuré mais ne doit pas craquer ; la prise en charge à domicile doit pallier les carences des institutions mais il importe de sécuriser le domicile pour éviter des situations socialement ou humainement dégradées et limiter la pression sur les aidants ;

  • L’hétérogénéité inter-individuelle du vieillissement et les conséquences en matière de prévention. Comme l’explique le professeur Jeandel, on a trop tendance à raisonner sur des moyennes – alors qu’il faut insister sur l’hétérogénéité de l’avancée en âge – et sur une vision fragmentaire du cycle de vie. Il faut reconnaître qu’il y a plusieurs modalités d’avancée en âge (d’optimale à pathologique) : entre le vieillissement optimal et le vieillissement pathologique se joue la capacité ou non à répondre de façon adaptée à une agression, à un stress, en utilisant au mieux ou en épuisant vite ses réserves (musculaires, cognitives). Identifier les déterminants afférents et mettre en place un dépistage adapté, c’est ouvrir la voie à une prévention pertinente, c’est-à-dire travailler sur les facteurs de risque et sur les facteurs de protection. Autrement dit, loin de nos représentations stéréotypées, il faut reconnaître que l’hétérogénéité est la norme en matière de vieillissement pour bâtir une prévention adéquate en longitudinal ;

  • La nécessaire adaptation du système hospitalier et la question de sa résilience.  L’hôpital n’a pas vraiment pris le virage du vieillissement : l’accueil aux urgences des personnes âgées et le risque iatrogène[5] lié à cette prise en charge dégradée ou aux séjours hospitaliers, bien décrit là encore par Claude Jeandel à travers la notion de « dépendance iatrogène », montre les efforts que l’hôpital doit faire sur lui-même et en lien avec les partenaires des institutions d’hébergement et du domicile. Il en va de l’intérêt de l’hôpital lui-même et de sa résilience : pour passer le cap des prochaines années, l’hôpital doit prendre ce virage, sauf à voir ses capacités d’accueil toujours plus embolisées par les patients âgés ;

  • L’extrême hétérogénéité territoriale oblige à sortir du statu quo dans lequel on est depuis près de 20 ans entre l’Etat et les départements, les départements et les ARS : on a besoin d’une programmation financière et d’une planification des moyens (ressources humaines et capacités d’accueil), nécessairement multi-échelles ; on a besoin de péréquation entre les territoires et d’une vision large des tensions sur les capacités et sur les moyens ;

  • La complexité des agencements. On a trop souvent raisonné sur un mode binaire domicile versus établissement, EHPAD versus hôpital, sanitaire (hospitalier ou en ville) versus médico-social. On a organisé des fonctions de production assez frustes, sur un mode industriel rassemblé en EHPAD ou sur un mode atomisé à domicile, le tout dans des silos étanches. Il faut désormais penser des modes d’organisation plus denses, plus complexes, en longitudinal (le long du parcours de vie de la personne âgée) et en horizontal (entre les différents modes d’organisation).

 

La question du sous-financement : le vieillissement de la population n’est pas un tsunami… ne serait-ce que parce qu’une partie du phénomène vient de loin et est inscrite dans le temps très long de la démographie (le fameux baby-boom démarré il y a 80 ans et achevé il y a 60 ans) mais il faut aujourd’hui payer le prix de la bosse démographique qu’on a devant nous et de la remise à niveau de nos organisations. Prendre en compte le grand âge dans toutes ses dimensions doit aussi avoir cette vertu : ouvrir la question du financement hors du champ clos des financements courants du médico-social.

Stéphane Le Bouler

Président de Lisa

 

[1] On retrouvera les synthèses de ces séances sur le site de Lisa : www.lisa-lab.org

[2] Warren C. Sanderson and Sergei Scherbov Prospective Longevity: A New Vision of Population AgingCambridge, MA: Harvard University Press, 2019. 264 p.

[3] Bourdelais, Patrice. L'Âge de la vieillesse. Histoire du vieillissement de la population. Odile Jacob, 1993

[4] Autrement dit, on accueille de plus en plus en EHPAD des patients âgés qui relevaient, par le passé, des USLD ; on entre en résidence autonomie plus tard, avec un niveau de dépendance accru…

[5] L’iatrogénie désigne « un trouble ou une maladie consécutifs à la prise d’un médicament ou à un traitement médical » (dictionnaire Le Robert).

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