FOCUS #16
15 septembre 2023
Produits de santé : quelle nouvelle régulation ?
Parmi les rapports importants parus au creux de l’été, on n’oubliera pas celui de la mission demandée au printemps par la Première ministre à un panel diversifié de personnalités sur la régulation des produits de santé (médicaments et dispositifs médicaux)[1].
La commande par la Première ministre était en soi un signal intéressant : sortir du pré-carré sanitaire ne pouvait qu’être bénéfique. On verra dans les prochains mois ce que seront les décisions mais, au-delà de ses propositions (très nombreuses, trop sans doute), le rapport vaut déjà pour la force de ses constats. Analysons les principaux.
" Disons-le clairement : la régulation économique des produits de santé ne peut s’arrêter à la dimension budgétaire à court terme.."
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La puissance de la vague d’innovations en cours se voit à travers le nombre de produits nouveaux autorisés et les perspectives thérapeutiques offertes. Le rapport évoque ainsi une « évolution du pipeline des mises sur le marché en hausse de près de 50% depuis 2017, avec des thérapies de plus en plus ciblées sur des populations restreintes et certaines aires thérapeutiques (oncologie, diabète et immunologie, représentant un tiers du marché mondial) ». Cette vague n’est pas près de refluer même si, après l’accélération des dernières années, on se situera plutôt a priori sur un plateau, à haut niveau. Cette vague est très concentrée géographiquement (deux tiers des dépenses de R&D effectuées dans les pays de l’OCDE le sont aux Etats-Unis) et fortement corrélée à l’importance des investissements consentis (l’effort d’investissement dans la R&D est ainsi passé de 144 milliards d’€ à 283 milliards entre 2014 et 2021).
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Cette vague d’innovations décuple évidemment les problématiques d’accès aux produits de santé… et les risques de perte de chance. Quel que soit le jugement qu’on porte à ce sujet, l’innovation va là où l’accès au marché est aisé et la rémunération attractive. Sur ces deux registres, dans un monde globalisé comme l’est celui des produits de santé, les nations sont en compétition et les pertes de chances potentielles importantes pour les pays-marchés qui seraient considérés comme compliqués à atteindre ou non-stratégiques. Les circonstances, de ce point de vue, ont changé du tout au tout par rapport à la situation des années 2000, avec un système bâti alors pour reconnaître et valoriser des innovations au mieux incrémentales.
Alors, disons-le un peu crûment à nos amis des associations de patients : le problème de politique publique aujourd’hui, ce n’est pas la franchise sur les boîtes de médicaments, c’est l’accès à l’innovation. Sur ce registre, malgré les dispositifs d’accès précoce[2], fort utiles mais qui concernent un nombre de patients relativement limité, la France n’est plus privilégiée et les délais s’allongent (pour une large part, cela est dû à la durée des négociations sur les prix). Comme l’écrit le rapport, « il est très préoccupant de noter qu’environ 34% des médicaments ayant reçu une AMM européenne entre 2018 et 2021 ne sont toujours pas disponibles pour tous les patients français à fin 2022[3] contre 13 % en Allemagne, même si le mécanisme d’accès précoce (qui concerne 17 % de ces AMM et un faible pourcentage de patients) existe bien. »
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Dans la chaîne de valeur du soin, les produits de santé (au même titre que le grand âge sans doute) jouent souvent le rôle de variable d’ajustement. Le secteur pharmaceutique n’est guère populaire, Big pharma n’a pas très bonne presse. Dans l’esprit des Français, l’industrie pharmaceutique est une industrie rentable, avec des chiffres d’affaires et des marges importants… Et l’on n’a jamais vu de manifestations pour soutenir le niveau du poste « médicaments » de l’ONDAM. Le poids des médicaments dans celui-ci recule de facto, y compris, paradoxalement, quand l’innovation est là. « La part des médicaments dans l’ONDAM est passée de 15% en 2010 à 11% en 2020 tandis que la part des produits de santé dans l’ONDAM est passée de 19% à 16%[4]. »
Avec deux phénomènes à la clé :
- Une tension très forte sur les produits matures, où les marges sont faibles, les tarifs – administrés et non élastiques, quand bien même le coût des intrants augmente (avec l’inflation). Cela peut mettre en péril la viabilité économique des PME de santé (60% des entreprises et 15% du chiffre d’affaires global du secteur) et avoir un retentissement sur la disponibilité de certains produits ;-- Une perte d’attractivité du marché français pour les produits innovants.
Il est vrai que le poste « médicaments et dispositifs médicaux » est l’un des rares secteurs de l’ONDAM où l’on peut fixer a priori et avec une bonne chance de les tenir les objectifs de dépenses, surtout lorsqu’on assortit l’objectif de dépenses de clauses de revoyure, comme la fameuse « clause de sauvegarde », honnie par les industriels.
Disons-le clairement : la régulation économique des produits de santé ne peut s’arrêter à la dimension budgétaire à court terme.
Autre remarque du rapport, qui ne plaira pas à nos amis de l’officine : le partage de la valeur entre la production et la répartition-dispensation apparaît pour le moins atypique pour un secteur où le poids de la R&D est si fort. « La rémunération du circuit de distribution des médicaments en ville pèse environ 8,0 Md€ dans les dépenses de médicaments, soit près de 46 % de la dépense totale de médicaments de ville avec 0,9 Md€ pour la rémunération des grossistes-répartiteurs et 7,1 Md€ pour les officines. »
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C’est sans doute un des aspects les plus stimulants du rapport, pour qui s’intéresse à la chose publique : l’extrême difficulté des pouvoirs publics à embrasser la complexité d’un secteur en pleine transformation, avec les outils et les organisations du vieux monde. Soutien à l’effort de recherche, caractéristiques et potentiels de l’innovation, articulation des médicaments, des dispositifs médicaux et du numérique (gérés administrativement et tarifés dans des aires séparées), comportements des industriels dans un secteur où la globalisation accélère sans cesse, économie industrielle d’un secteur en pleine mutation, qui mobilise à la fois des start up et des multinationales, multiplicité des acteurs, enjeux émergents du développement durable, impact médico-économique et prise en compte de celui-ci (ou pas) en termes de tarification, impact potentiel de certaines innovations sur les organisations hospitalières, effets des dispositifs de régulation tarifaire, construction de l’articulation prix-volumes… Les sujets sont multiples et les pouvoirs publics (dispersés entre plusieurs départements ministériels et un certain nombre d’agences, sanitaires ou non) peinent à gérer les différentes échelles et à manier les bons outils. La dispersion des opérateurs publics se paie cash en termes de délais. Au niveau global, le Conseil stratégique des industries de santé (CSIS) fixe un diagnostic et un cap intéressants de rapport en rapport mais les budgétaires veillent au grain…
Tout cela est bel et bon, me direz-vous mais quid des solutions ?
Redisons tout d’abord qu’il est important, face à la complexité, d’embrasser aussi large que l’a fait le rapport pour éclairer le plus grand nombre d’interlocuteurs. Cette maîtrise de la complexité est essentielle pour aborder les enjeux qui nous attendent : pour ne citer que deux exemples, les effets de l’Inflation Reduction Act (IRA) américaine (qui comporte un volet sur la régulation du prix des médicaments destinés au programme Medicare) évoqués dans le rapport ou les conséquences à tirer, au plan européen, du précédent de l’achat groupé des vaccins (Peut-on valablement négocier les prix quand on n’est pas le payeur ? Quel est le chemin à parcourir pour rapprocher les procédures de fixation des prix/remboursement et d'accès aux produits ? …).
Il faut aujourd’hui adapter le cadre de l’action publique, ce qui signifie notamment passer d’une évaluation conçue comme une course d’obstacles à une évaluation en continu mobilisant davantage les données de vie réelle (sur la base d’une méthodologie robuste), passer d’une logique de blockbuster à une logique de produits plus nombreux et avec une efficacité accrue mais sur des populations-cibles plus réduites. Cela induit de rénover à la fois le « business model » et notre cadre d’analyse médico-économique, afin de mieux prendre en compte l’impact des innovations de produits sur l’organisation des soins, laquelle doit assurément gagner en flexibilité pour que le « dividende » de ces innovations ne soit pas perdu dans l’inertie du système.
Au-delà des solutions à construire avec les acteurs, les pouvoirs publics doivent donc faire un effort sur eux-mêmes et se mettre en situation de mieux prendre en charge les problématiques évoquées dans le rapport dans toute leur complexité. Une des solutions proposées est le rattachement du Comité économique des produits de santé (CEPS) à Matignon. Pourquoi pas ? Le sujet est surtout d’ériger cette institution, avec des missions et une composition rénovées, en véritable acteur de la régulation du secteur, comme il peut en exister dans d’autres domaines d’activité (dans lesquels on privilégie la solution de l’autorité indépendante).
Ce retour réflexif de l’Etat sur lui-même n’est pas le moindre défi. Ce n’est pas le plus coûteux – du moins en argent à mobiliser – mais c’est sans doute une des orientations les plus rentables… et qui pourrait faire école dans d’autres secteurs du soin si des décisions sont prises dans le cas des produits de santé. Il y a urgence.
Stéphane Le Bouler, président de Lisa
[1] Agnès Audier, Claire Biot, Frédéric Collet, Anne-Aurélie Epis de Fleurian, Magali Leo et Mathilde Lignot Leloup, POUR UN « NEW DEAL » GARANTISSANT UN ACCES EGAL ET DURABLE DES PATIENTS A TOUS LES PRODUITS DE SANTE, août 2023 https://sante.gouv.fr/IMG/pdf/mission-regulation-des-produits-de-sante-rapport-aout-2023.pdf
[2] Lorsque la Haute autorité de santé (HAS) accorde une autorisation d'accès précoce, le médicament est disponible au prix de l'industriel et, ensuite, le prix est négocié. L'industriel rembourse alors, le cas échéant, la différence entre son prix et le prix fixé.
[3] Certains de ces médicaments peuvent ne pas avoir été présentés par les industriels en vue de leur admission au remboursement, ce qui ne fait que confirmer que le marché français n’est plus incontournable, y compris à l’échelle européenne.
[4] Du fait d’une croissance plus soutenue des dépenses du côté des dispositifs médicaux.